Amarens : différentes meulières à ciel ouvert ou souterraines (Clairac, traces d’extraction à ciel ouvert à Bégoutte et Les Combals)
De la Préhistoire aux périodes les plus récentes, les meules de moulin ont joué un rôle fondamental dans le processus de fabrication de la farine et, partant, dans l’élaboration de l’aliment principal des populations: le pain.
Les propriétés des roches utilisées influaient à la fois sur la quantité mais aussi sur la qualité des farines obtenues. Aussi, au cours des millénaires passés, les hommes ont-ils procédé à une sélection de plus en plus rigoureuse des roches destinées à devenir des meules.
Leur quête les a amené à ouvrir des carrières bien spécifiques – les meulières – tantôt à ciel ouvert, tantôt souterraines.
Aujourd’hui, il s’agit de faciliter la connaissance de ce patrimoine remarquable, longtemps négligé.
Aussi, ce jour-là nous nous rendons sur les lieux à Amarens où nous animâmes il y a une dizaine d’années Les Journées du Patrimoine. Les travaux et observations menés par notre ami Louis Malet mais aussi, plus récemment, de Jean-Pierre-Henry Azemat (1) orienteront notre regard. Tout le mérite leur revient.
La meulière de Clairac (Amarens)
Circuit de motos-cross pour certains, salle à manger pour d’autres, caverne aux mystères pour les enfants, asile des jours de fête, grande poubelle barbouillée aux graffiti, la meulière dite « de Clairac » constituent aussi un bien patrimonial de premier ordre comme nous allons essayer de le montrer (2).
Située sur le flanc nord de la vallée d’un affluent du Cérou, presque à la verticale de Clairac, très près du rebord du plateau, elle est la plus grande meulière de la commune d’Amarens qui en compte officiellement plusieurs.
C’est une vaste caverne (3) en réseau de 60 mètres de large pour 60 mètres de profondeur, jusqu’à 12 mètres de haut avec des prolongements qui ne sont pas sans rappeler les chapelles des églises (4).
Pour soutenir son plafond, les meuliers (ou molatiers) ont réservé, au cours du creusement, des piliers rocheux largement rognés au fil du temps (5).
On y décompte 12 portions de meules en chantier, à des stades divers: deux à peine ébauchées, une à peu près terminée. Parmi elles, des loupés de fabrication. Leur diamètre varie de 145 à 160 cm, leur épaisseur de 30 à 40 cm lorsqu’elles sont achevées.
Trois d’entre elles présentent un « œil » central: 26 cm, 32 cm, 40 cm de diamètre.
Partout la même technique d’extraction: on produit des meules entières, d’un seul bloc. L’opération consiste à les tailler« en lit » sur un plan horizontal les unes au-dessus des autres jusqu’à former des sortes de tubes verticaux. Ils sont contigus et en escalier (6).
Une seule de ces meules porte une couronne denticulée, vestige des emboitures ayant servi à la décoller du banc. Nous n’avons pas trouvé traces de coins en fer ou en bois.
À en juger par les traces laissées sur les parois, chaque tube fournissait autour de seize meules.
Le relief descend à mesure qu’on avance avec, parfois, des pentes rapides au fond la cavité. Le sol (7) est constitué d’un cailloutis formé de débris de taille. Les déblais composent à l’extérieur une immense plate-forme caillouteuse, irrégulière, que l’on a remaniée à plusieurs reprises. Partout, on lit encore le travail à la pointerolle ou au pic des molatiers.
Dans la partie occidentale et haute, le reste d’un mur de pierres sèches semblent limiter une zone fermée (8) dont on peine à connaître la vocation. Des trous de charpente sont visibles sur les parois.
On estime à 40 000 le nombre de meules extraites (9). Reste à savoir sur quelle durée précises.
La même couche visée par les molatiers
Pour toutes les meulières de cette région, les bancs choisis et « attaqués » par les molatiers sont des calcaires tertiaires très blancs à vacuoles.
La présence de silice dans ces calcaires fait l’objet d‘âpres débats au sein des géologues.
Ce qui est remarquable: la même couche quasi-horizontale est attaquée sur les deux versants de la vallée à la même altitude: 260 mètres.
Les qualités intrinséques de cette roche sont difficiles à évaluer. Et pour cause… l’utilisation de ces meules s’écrit au passé.
En tout cas, jusqu’au XVIIIe siècle, cette roche sembla convenir. Apte à la mouture un temps, de par sa nature vacuolaire, il est probable qu’elle fut peu solide à l’utilisation sur le long terme. Les meules devaient être souvent retaillées, piquées et leur durée d’utilisation limitée. D’où l’abondance de ratés sur le lieu de fabrication.
En effet, la meule, à l’usage, s’abrase. La dentition des hommes au Moyen Âge porte souvent les stigmates de ces meules qui « glissaient du sable dans la farine », voire lui donnait une couleur.
On retrouve les meules d’Amarens jusque dans l’Aveyron (Najac, Lédergues, Réquista). Leur aire de diffusion fut surtout locale, semble-t-il.
Des éléments d’histoire
L’histoire remonte probablement au Moyen Âge.
Une meulière au moins produit avec certitude depuis le XIIIe siècle, époque où le comte de Toulouse la mentionne comme l’une de ses possessions dans la région. Le relai est pris ensuite par la famille des Clairac au début du XVIIe siécle, si ce n’est avant. La dernière trace d’exploitation remonte à 1836. Durant plus de cinq siècles les meulières vont fonctionner.
L’activité se déployait dans la vallée mais les rythmes de la production dans le temps demeurent largement inconnus.
Les « molatiers » étaient les artisans chargés de leur exploitation. On détecte la mention de leur existence dans les registres de l’état civil paroissial d’Ancien Régime. À l’œuvre, ils sont, sans doute, aidés par les paysans lors de la mauvaise saison.
Les propriétaires étaient les seigneurs des lieux (les Clairac, en l’occurrence) qui affermaient les carrières d’Amarens. Aux Clairac, la meulière offrait un revenu très intéressant.
Beaucoup de questions restent encore sans réponse quant à la nature des contrats d’exploitation et la valeur des meules, quant au mode de leur transport aussi.
Cette industrie devait générer tout un réseau dense de chemins et la mise en place de charrettes renforcées, des sortes de « convois exceptionnels ». Des dizaines de bœufs attelés. Les archives évoquent un « chemin moular » que nous avons du mal à localiser. Le cadastre napoléonien témoigne de l’existence de ces voies d’acheminement.
Désaffection au XIXe siècle
La concurrence des meules périgordiennes à silex plus appropriées met fin progressivement à cette histoire. Le climat des affaires se détériore. Les tentatives de reprise sont vouées à l’échec. La grande meulière de Clairac semble être la dernière à avoir fonctionné.
La mode du pain de froment à mie blanche qui va s’imposer progressivement dans toutes les couches de la société va entraîner la disparition de ce type de carrière. C’est que le client devient plus exigent. Les meuniers ont besoin de meules performantes. La mode alimentaire l’emporte sur l’intérêt économique (10).
Clairac n’est pas la seule meulière du pays cordais, loin s’en faut.
Les Begoutte
Il existait une meulière un peu plus au nord de Clairac dénommée « Crozecombe ». Elle est actuellement sur la commune de Vindrac. Son porche s’est effondré.
Plus à l’ouest, la meulière est devenue un pôle d’attraction pour quelques maisons. C‘est Bégoutte. Nous n’avons pas pu visiter les meulières (Begoutte 1 et 2) car le propriétaire était absent. En revanche, nous notons qu’il existe de petites zones d’extraction à ciel ouvert au nord du hameau en bordure d’un chemin. Quelques photos ont été prises.
À Bégoutte, vivait la famille Céré-Vidal (molatiers au XVIIIe siècle) qui laissa des traces d’archives.
Tragédie aux Combals
Loin d’être aussi évident qu’à Clairac, le lieu d’extraction a disparu. Et pour cause, il s’est effondré en cours de l’exploitation. Pris au piège, ouvriers, attelages, animaux de trait ont péri. N’y subsiste plus rien de visible, excepté un immense cône pierreux sur lequel rien ne repousse. Il est visible de loin sur le versant d’en face mais très compliqué à localiser quand on ne connaît pas les lieux. Et c‘est au prix d’un effort plus qu’opiniâtre que nous avons pu le photographier.
Nous avons repéré les deux entonnoirs (carrières à ciel ouverts) décrit par Louis Malet.
Quand la nuit tombe sur la vallée
La vallée fut si éprouvée qu’il en demeure encore des traces dans la mémoire des anciens. Elles génèrent des légendes à défaut d’archives. À une période de l’année, on prétend entendre les boeufs – pauvres bêtes – toujours prisonniers meugler à tue-tête… c‘est dire…
Notes
(1) – Louis Malet, Les carrières souterraines de Carlus et d’Amarens, Bulletin de la Société des Arts et Belles Lettres du Tarn, n° 40, 1986 et Jean-Pierre-Henry Azemat, Prospection et inventaire des meulières souterraines du Tarn et de l’Aveyron, tiré du catalogue Recherche, protection et valorisation d‘un patrimoine industriel européen, Acte du colloque de Grenoble, 22-26 septembre 2005, Mayence 2006
(2) – Il est plus qu’urgent pour les autorités en charge de le mesurer. D’après les spécialistes, de part sa taille et la qualité des vestiges, cette meulière fait exception à l’échelle nationale. Elle a valeur de témoignage irremplaçable sur la proto industrie dans les campagnes. Elle mérite, sans nulle doute, une inscription sur la liste de l’inventaire supplémentaire des monuments historiques.
(3) – Y-a-t-il eu eu une simple grotte au départ, dite de « La Mailhoulié »,? Ce n’est pas impossible.
(4) – Ces chambres correspondent-elles à des formes « concessions »?
(5) – On en compte 10 qui peuvent s’avérer fragiles.
(6) – Est-ce la preuve d’un travail d’équipe? On peut travailler en effet en même temps sans discontinuer sur le front de taille.
(7) – Certaines portions sont à ménager. Qui sait ? Un jour, elles peuvent fournir des charbons de bois à même de nous donner une datation approximative.
(8) – On y voit des aménagements pour charpente.
(9) – Fourchette haute
(10) – Je reprends là les propos de l’analyse d‘Alain Belmont, La pierre à pain. Les carrières de meules de moulins en France, du Moyen Âge à la Révolution industrielle, Grenoble, 2006